Chapitre 19. Le pire et le meilleur...

La première surprise passée, la réaction de Jenny avait été l'affolement :
" Qu'est-ce qu'il y a? Il est arrivé quelque chose à la maison?
- Tout va bien à la maison, âme inquiète!... Je meurs de faim, tu n'as rien à manger?"

Quelques minutes plus tard, le frère et la soeur, attablés ensemble pouvaient enfin parler.
" Nous avons reçu ta lettre concernant le décès de Frank, et nous indiquant que tu avais la charge de son fils... Je suis venu aussitôt...
Jenny : - Mais... J'ai écrit il y a à peine trois semaines... Comment avez-vous pu la recevoir si vite... Et toi, tu as volé???
David (riant) : - Voyons, Jenny, il n'y a rien de mystérieux là-dedans! Tu oublies que le chemin de fer passe presque à notre porte, maintenant?
Jenny : - C'est vrai??
David : - Eh oui! C'est ça le progrès!
Jenny : - Et tu es venu à cause de ma lettre?
David : - En partie... La ferme - qui n'est d'ailleurs plus une ferme, car nous élevons surtout du bétail, maintenant -, le domaine, disons, marche très bien, nous avons engagé du personnel, et papa aimerait que nous nous étendions...
Jenny (stupéfaite) : - À ce point?
David : - Eh, oui!... Alors je suis venu pour me rendre au Ministère des Territoires de Ponant, pour voir comment nous pourrions acheter davantage de terres... Et j'ai pensé que ça me ferait plaisir d'embrasser ma célèbre soeur... et de faire connaissance de mon neveu... Tu peux m'héberger quelques temps?
Jenny : - Oh, avec plaisir! Si tu savais le bonheur que ça représente de te revoir!...Ça va faire bientôt cinq ans que je suis partie..."

David, ravie de retrouver sa soeur, assista le lendemain même à un concert donné par cette dernière, et ne put que constater avec grand plaisir le chemin parcouru.
Il y avait bien cette tristesse dans son regard, mais il mit cela sur le compte de la mort soudaine de leur frère aîné et la responsabilité que représentait la nouvelle charge de l'éducation du petit Jeff.

D'un commun accord, le frère et la soeur décidèrent de faire ériger, au cimetière principal, une tombe pour réunir les cendres de leur grand-père, le premier Jeff, et de leur grand-mère, qui ne lui avait survécu qu'une année, et était décédée pendant que les Freeman s'installaient à l'ouest.
Par la suite, peut-être, y feraient-ils rapatrier les corps de Frank et de Pluie d'Automne... Quoique... Ils n'étaient pas loin de penser que le jeune homme aurait préféré reposer dans ces terres où il avait voulu vivre...

Paul revint un après-midi, sans prévenir, Jenny se précipita dans ses bras, tandis que David s'éloignait discrètement pour ne pas gêner sa soeur et cet homme, dont les traits ne lui étaient pas inconnus : n'avait-il pas vu sa photo dans un journal?

Paul la serra longuement contre lui, puis s'écarta. Il n'y avait pas l'ombre d'un sourire sur son visage, seulement une immense amertume au fond de ses yeux. Jenny le trouva amaigri.
Il soupira :
"Pouvons-nous parler?... Ce jeune homme que j'ai aperçu...
Jenny : - Ne t'inquiète pas, c'est mon frère...
Paul : - Ah!... Jenny, j'aurais du venir plus tôt, mais je n'en ai pas eu le courage...Mon amour... Je vais te faire du mal..."

Elle aurait pu dire qu'elle s'en doutait. Quelque chose en elle lui disait que tout était fini sans avoir vraiment commencé...
Il la regarda douloureusement, puis reprit :
" Jenny, ma femme est enceinte... Cet enfant a été conçu juste avant notre rencontre, Aurélia me l'a annoncé à mon retour... Cela faisait des années que nous l'espérions sans plus vraiment y croire, et maintenant que je voulais tout recommencer avec toi... Je t'aime comme un fou, Jenny! Mais, je me dois à ce petit à venir... Je ne peux pas quitter ma femme maintenant..."

Jenny se détourna, assommée par cette nouvelle. Alors, c'était ainsi, elle n'aurait jamais droit à rien! D'abord Johan, et puis maintenant Paul! Le bonheur d'une vie de femme lui était-il interdit?
" Va-t-en! Laisse-moi!
-  Jenny...
- Laisse-moi, je ne veux plus te voir!"
Paul baissa la tête, la regarda une dernière fois, et partit sans se retourner.

Laissant sa soeur avec Paul, David était allé retrouver Jeff. Il se sentait responsable de ce petit bonhomme. Pauvre gosse! Perdre son père et sa mère d'un coup, se retrouver brusquement transplanté dans un univers complètement différent de celui où il avait vécu jusque là, avec des inconnus qu'il lui fallait apprivoiser...
Il se dit qu'il allait rester ici un bon moment. Les démarches à faire allaient de toutes façons lui prendre pas mal de temps, on sait ce que c'est que l'administration... Ils pouvaient très bien se débrouiller sans lui au domaine! Et il avait bien envie d'aller faire un tour à la Bibliothèque Principale...
Il était très heureux de se retrouver près de Jenny, ils avaient été si proches l'un de l'autre, au temps de son enfance. Ils se comprenaient si bien...
"Ah, je sais!... C'est Paul Seamus... Sapristi, elle vise haut ma soeurette!..."

À table, ce soir-là, David ne put ne pas voir les yeux rougis de Jenny et la façon dont elle chipotait dans son assiette, le regard vague et sans dire un mot.

Même si ce n'était pas son genre de forcer les confidences, le jeune homme ne pouvait supporter de la voir souffrir, aussi commença-t-il :
" Jenny... Parfois, cela fait du bien de s'ouvrir à un ami... Et un frère, c'est aussi un ami..."
Elle sourit à travers ses larmes :
" Tu as raison... Mais, là, je ne peux pas... Plus tard, peut-être...
- Comme et quand tu voudras..."

Ce n'est pas parce qu'elle était malheureuse que Jenny oubliait de faire plaisir aux autres. Elle s'était souvenu que, lorsque Paul était venu chez elle avec sa nière, Juliette Puyréal, celle-ci lui avait demandé si elle était parente avec un garçon prénommé David...
Elle prit donc contact avec la jeune fille et l'invita à venir prendre le thé avec elle.

" Je crois que vous connaissez mon frère, David, mademoiselle Puyréal..."
Les jeunes gens se regardèrent, d'abord étonnés, puis se dévisagèrent, abasourdis :
" ... Juliette...
Juliette : - David... C'est vraiment toi?...
David : - C'est vraiment moi... J'ai souvent pensé à toi... enfin, je veux dire à ...vous... mademoiselle...
Julliette : - Arrête! On se tutoyait, autrefois...
David : - Oui... Autrefois... Mais vous êtes devenue une jeune fille, maintenant..."
Juliette éclata de rire :
" Eh oui! Mais ça n'empêche pas..."

David perdit peu à peu sa timidité, Jenny les laissa en tête-à-tête pour une partie d'échecs qui leur servit surtout à renouer les fils du chemin parcouru pendant toutes ces années.

Il lui raconta sa vie au domaine, les difficultés du début, la réussite enfin arrivée, l'expension envisagée.

Elle lui parla de sa vie de pensionnaire et de sa nouvelle existence d'étudiante. Il l'envia ouvertement : c'était son rêve à ce passionné de connaissances, mais il ne voyait pas très bien comment il pourrait le réaliser. Elle répliqua que quand on voulait on pouvait! Il rit, étonné de voir à quel point la petite fille têtue qui avait caché leur amitié s'était encore affirmée dans sa volonté de mener sa vie à sa guise.

Juliette encouragea David à tenter sa chance à l'Université, elle lui dit que son oncle était suffisamment influent pour le pistonner si besoin était.
" Mais je ne sais rien! Je n'ai fait que lire des bouquins tout seul pendant toutes ces dernières années!
- Ah bah! Qu'est-ce que tu risques d'essayer?"

Ah, elle était persuasive! Et comme il avait envie de se laisser faire!...

En se quittant, il s'enlacèrent comme en ce triste jour de leur enfance où la vie les avait séparés, mais cette fois, ils ne se laisseraient plus faire et sauraient conserver leur amitié!

Et bien, nous allons faire une petite pause dans ce récit...
Dans quelques temps, je vous raconterai ce qui se passe chez les Freeman, vous saurez où en sont les amours d'Ernestine et de François, vous verrez quel adolescent devient Victor, comment Paul va gérer sa situation... Et tout, et tout...