Chapitre 13. Une nouvelle vie pour Jenny

Je sais que je leur ai fait de la peine... Je les aime tous tellement! C'est dur pour moi aussi de les avoir quitté!...
Oui, je suis partie, j'ai abandonné cette vie auprès de ma famille. J'en avais plus qu'assez du travail à la ferme, j'ai quand même tenu cinq ans...
David est grand maintenant, il travaille comme un homme et fait plus que sa part. Les récoltes ont été bonnes, la vente des moutons aussi, papa a pu embaucher des saisonniers pour l'aider. On n'a plus vraiment besoin de moi...
Et même si ce n'est pas tout à fait vrai, j'ai fait mon choix, c'est définitif. J'ai décidé de changer totalement d'existence. Je veux vivre dans une ville, avec des gens nouveaux autour de moi!
Qu'est-ce que je vais faire? Mais, chanter, figurez-vous!...

Je suis partie vers l'ouest, vers l'Océan du Ponant, il y de nombreuses cités en train de naître là-bas, depuis que le chemin de fer traverse le pays sur toute sa longueur.
J'avais envie de revoir la mer...
Mais mon chemin s'est arrêté en cours de route, dans une petite bourgade qui résonnait de coups de marteau et où les bâtiments poussaient comme des champignons. Sur le mur d'un hôtel-restaurant-salon-de-jeu, une affichette réclamait une chanteuse...
À la maison, je chantais en m'accompagnant au piano, et tout le monde trouvait que j'avais plutôt une jolie voix. J'ai décidé de tenter ma chance...
Le propriétaire m'a écouté quelques minutes, et m'a aussitôt engagée! J'avais réussi!

Mon patron s'appelle Johan Krueger, il est arrivé ici à Bellecité, il y a seulement six mois, avec un petit pactole gagné au jeu, d'après ce que j'ai compris. Il a fait construire ce salon où il offre des repas, des tables de jeu et des spectacles.
Il y a une vieille femme qui vient faire la cuisine, et c'est plein à craquer tous les soirs.
Dans la journée, c'est plutôt calme, on bavarde, et Johan m'apprend des trucs aux cartes... Il est très sympathique, rien à voir avec mes employeurs du temps de mon adolescence, on a plutôt des rapports d'égal à égal que de patron à employé, je pense que c'est le pays qui veut ça, tout est si neuf par ici!

Lorsque je chante, c'est Johan qui m'accompagne au piano, il joue vraiment très bien, à côté de lui, j'ai honte de mon jeu, moi qui en étais si fière!
Mais il me dit que l'essentiel, c'est ma voix, qu'il n'en a jamais entendu de pareille. Je sais bien qu'il exagère, mais ça fait toujours plaisir! Et il me fait travailler, je me rends compte de tout ce que j'ai à apprendre, mais je fais des progrès tous les jours.
Et, le soir, lorsque je monte sur l'estrade pour chanter, les gens qui sont en train de jouer ou de manger se taisent, ou parlent moins fort, pour m'écouter vraiment...
Chanter... c'est ça, ma vie!

Bellecité est en train de devenir une ville très active. C'est une des stations du chemin de fer et elle permet d'apporter des marchandises qui sont ensuite transportées par fourgons vers les colons qui s'installent de plus en plus nombreux dans tout l'ouest.
Tout va à une vitesse extraordinaire! Johan dit que c'est le progrès, que grâce à ça nous pourrons devenir riches. Il m'a incité à placer une partie de mes gains dans des actions de sociétés qui exploitent les chemins de fer et les transports en général.
Lui-même ne garde quasiment pas un simflouz devant lui mais investit tout ce qu'il gagne.

J'étais là depuis seulement six mois quand Johan, ayant fait agrandir son bâtiment, m'a proposé de m'installer dans une chambre qui venait d'être faites. Je suis logée comme une princesse! Je n'aurais jamais imaginé vivre un jour dans un décor comme celui-là! Quand j'ai dit à Johan que c'était trop, il a ri, et il m'a répondu :
" Je veux que ma cantatrice préférée protège sa voix dans un lieu à son image!"
Il est toujours très prévenant, cherchant à me faire plaisir, à m'instruire. Dès que j'ai le temps, je me plonge dans la lecture des ouvrages variés qu'il me procure et me recommande. J'ai l'impression de découvrir et d'apprendre plus de choses en ces quelques mois qu'en mes vingt-trois années passées.

Johan est un homme intelligent et instruit, ça m'a étonné, beaucoup de ceux qui sont par ici sont des gens comme mes parents, sans éducation poussée, qui n'avaient rien à perdre, je l'ai interrogé sur son passé, je lui avais bien raconté le mien!
Il m'a dit qu'il était le fils d'un pasteur, son père voulait qu'il suive la même voie, mais ce n'était pas sa vocation. Son désir profond, c'est de devenir riche, il pense que l'argent, c'est tout ce qui compte... À part moi...

Quand il m'a dit ça, avec ce sourire que j'aime tant, j'ai senti mon coeur s'affoler. Il a souri et m'a regardé avec dans les yeux une telle tendresse...
Depuis que je vis près de lui, il n'a jamais eu un geste ou un mot déplacé. Il a toujours été très respectueux de moi, me traitant avec des égards que je n'osais espérer. J'avoue qu'au début, l'idée de vivre sous son toit m'inquiétait un peu...
" Je vous aime, Jenny... Je n'aurais jamais cru éprouver un jour pour quelqu'un un sentiment comme celui-là... L'amour n'était à mes yeux qu'une invention de romancier en mal de lecteurs... Et vous êtes entrée dans ma vie, vous vous êtes installée, tout tranquillement, vous avez pris votre place près de moi... Voulez-vous m'embrasser, belle et douce Jenny?"
Que croyez-vous que j'ai répondu?...