Chapitre 11. Ernestine à la recherche du bonheur

Je ne sais pas trop bien parler de moi, mais il paraît que c'est mieux si c'est moi qui raconte... À la mort de Charles et après le départ de ma chère petite Juliette en pension, j'ai vu ma vie prendre un autre visage.
Je me suis rendue compte que je n'avais pas vraiment vu mon petit garçon grandir, il était beaucoup plus attaché à sa nurse, Suzanne, qu'à moi-même. J'ai décidé de m'en occuper davantage, c'est vrai qu'il est mignon!

Je crois que mon père se sent responsable de ma situation : n'est-ce pas lui qui avait choisi Charles pour moi, estimant qu'il était le gendre idéal? Et puis, bien sûr, aujourd'hui qu'il vise la fonction de Premier Ministre, il ne peut pas laisser la famille de sa fille dans la misère!
Mais il n'est pas très généreux, et j'ai demandé à Suzanne de s'occuper de la maison, en plus de Victor. Comme elle est aussi très attachée à lui, elle a accepté, sinon j'aurais du la renvoyer et ne prendre qu'une bonne.
Oh, je ne suis pas à plaindre! Mais il faut faire attention, ce qui me peine le plus, c'est de devoir laisser Juliette en pension pendant l'été, le voyage coûterait trop cher (aller-retour, pour deux personnes avec les logements)...

Les années passent, si semblables les unes aux autres. Juliette m'écrit toutes les semaines, et je lui réponds aussitôt.
Elle me raconte tout, les cours, qu'elle apprécie finalement, ses amies, les bêtises qu'elles font ensemble, les soeurs, si différentes les unes des autres, celles qu'elle aime, celles qui sont sévères...
Je lui raconte les facéties de Victor, qui grandit en espièglerie plus qu'en sagesse, les livres que je lis, les gens que je rencontre...
Tous ces petits riens qui font le quotidien, mais qui nous permettent de rester proches l'une de l'autre, malgré l'éloignement.
Comme elle me manque...
Il va falloir que je prenne une décision pour mon fils, il ne m'obéit que quand il en a envie, je crains qu'il n'ait le caractère autoritaire et tranchant de son père... et du mien!

Je n'ai pas le courage de faire pour Victor ce que j'ai fait pour Juliette : j'ai essayé de lui apprendre ses lettres, mais il ne reste pas concentré plus de cinq minutes! Il suffit qu'une mouche bourdonne, qu'un oiseau chante par la fenêtre, pour que son esprit parte ailleurs... Ce n'est pas qu'il ne soit pas intelligent, mais il est incapable de rester en place, et moi, je n'ai pas la force de me faire obéir!...
C'est Suzanne qui m'a apporté la solution. Son frère est précepteur, et il vient de quitter la famille où il travaillait, son élève entrant au collège.
Je l'ai reçu, c'est un jeune homme charmant, qui m'a fait la meilleure impression.

Oh, je suis soulagée d'un grand poids! Victor est subjugué par François (son précepteur), et celui-ci m'a confirmé que mon petit garçon n'avait besoin que d'un peu de discipline, et d'autorité masculine. Il apprend vite maintenant, que c'en est un enchantement!
Mon père a un peu rechigné quand je lui ai parlé des frais supplémentaires, mais il s'est finalement rendu à mes arguments. Il faut dire aussi que mon frère Paul a appuyé ma demande.

Mon cher Paul! Il est toujours d'une gentillesse extraordinaire... Je ne le vois malheureusement pas très souvent, il passe la majeure partie de sa vie en mer, je me demande comment Aurélia, son épouse, supporte de vivre en fait avec son beau-père... Ils n'ont toujours pas d'enfant, je sais que ça la désole, lui, il n'en parle pas, mais je vois comment il regarde mon fils...
Et cet été, Paul m'a fait une merveilleuse surprise : en rentrant de sa dernière mission, il est passé chercher Juliette au pensionnat et me l'a ramenée à la maison pour deux longs mois! Comme elle a changé ma petite chérie! Quatorze ans déjà... C'est une jeune fille maintenant! Elle devient de plus en plus jolie... Son oncle lui a dit qu'elle avait un charme exquis, et elle a rougi! Elle est adorable.

Elle s'est très vite entendue avec son frère, j'en suis même étonnée, on dirait qu'ils ne se sont jamais quittés. Ils passent de longues heures ensemble, à bavarder, à jouer aux échecs, elle lui raconte des histoires, pour un peu je serais jalouse de leur intimité!
Ça me rappelle Paul et moi, enfants.  Comme nous étions proches! Ce serait formidable pour Juliette et Victor, s'ils avaient ce même lien, malheureusement, ils se découvrent à peine et ils se voient si peu...

Ces mois d'été sont passés à une vitesse cette année! Juliette a du repartir, nous avons pleuré dans les bras l'une de l'autre. La reverrai-je avant son retour définitif?
Devant ma peine, Paul m'a promis de tout faire pour me la ramener l'année prochaine :
"Je te paierai moi-même le voyage pour vous deux, Ernestine, si je ne suis pas disponible pour aller la chercher! J'aurais du le faire plus tôt, mais j'avoue que je n'y ai pas pensé... Pardonne-moi! Je ne me rendais pas compte qu'elle te manquait à ce point..."

François est revenu de vacances et a repris ses fonctions auprès de Victor. Souvent, après ses leçons, nous parlons ensemble. C'est un jeune homme très érudit et très fin, j'aime beaucoup sa conversation. Il me donne l'impression d'être intelligente...
Le soir, il m'arrive de jouer du piano, quand je m'arrête, je surprends souvent son regard pensif attaché à moi.
Hier il m'a fait un compliment... Je crois qu'il me fait la cour...

Je ne sais pas ce qui m'arrive, je n'ai jamais connu un affolement comme celui que je ressens dès que je suis en sa présence!
Comment peut-il s'intéresser à moi? Je suis une vieille dame pour lui!

Il s'est déclaré... François m'a dit, en termes enflammés, qu'il était amoureux de moi! Et il m'a embrassé! Et je me suis laissée faire! Je ne sais plus où j'en suis, qu'est-ce que ça veut dire? Est-ce cela, aimer un homme?

Les jours qui ont suivi ont confirmé mon trouble, je ressens des pulsions inconnues jusque là, des choses dont j'ignorais même qu'elles existaient.
Je n'ai qu'une envie, être près de François, qu'il me prenne dans ses bras, qu'il m'embrasse, qu'il me caresse... Je n'ai jamais éprouvé cela avec Charles, au contraire, j'avais peur et je ne ressentais que répulsion lorsqu'il m'approchait...
Oh! Je me sens toute honteuse!

Victor dort.
François a doucement toqué à ma porte, je l'ai laissé entrer. J'ai osé lui parler de mes rapports avec Charles, de l'horreur qu'il m'inspirait.
Il a calmé mes appréhensions en m'expliquant que c'était parce que je ne l'aimais pas, qu'avec lui tout serait différent...
Il m'a porté sur le lit et m'a embrassé avec encore plus de tendresse que d'habitude.

Euh, bon, là je ne vais pas vous faire un dessin...
Dire qu'il m'a fallu atteindre trente-cinq ans pour découvrir les hum... plaisirs de la chair... C'est bien comme ça qu'on dit? Moi qui ne comprenais pas ce qui donnait cet air béat à certaines femmes lorsqu'elles en parlaient, je sais maintenant...
Oh, je suis heureuse! C'est de la folie, mais c'est comme ça...
Personne ne me prendra ce que je vis en ce moment, et je saurai bien préserver mon secret!