Chapitre 4. Jack

Bon, euh... Je m'appelle Jack. C'est ma fille, Jenny, qui m'a dit qu'il fallait que je vous parle de la famille Freeman, notre famille. Je vais essayer, mais je n'ai pas la langue aussi bien pendue qu'elle. Je suis arrivé en ville à seize ans, avec mes parents et ma petite soeur, Sarah, qui en avait à peine six, nous avions vendu la ferme sur laquelle nous ne pouvions plus vivre, après trois années de sécheresse, les récoltes ne suffisaient pas à nous nourrir. On a trouvé tout de suite des emplois, et on a pu s'installer dans cette maison. J'ai rencontré Renée, ma femme, à l'atelier de la fabrique où nous travaillions tous, on avait juste dix-sept ans tous les deux. Un an plus tard on se mariait parce que Frank, notre fils aîné, s'annonçait...

Frank, justement, est un garçon qui parle peu mais je sais qu'il n'accepte pas la vie que nous menons. Frank : " Ce n'est pas juste que nous soyons obligés de travailler autant pour gagner si peu, alors que les patrons font des fortunes sur notre dos! Son grand-père, Jeff : - Sans la fabrique, nous créverions de faim, et il est heureux qu'il y ait des riches pour nous employer. Qu'est-ce que tu crois que tu ferais sans eux? " Frank n'a pas répondu mais depuis quelques temps, il s'absente souvent le soir, et je n'aime pas trop les gens qu'il fréquente. Il ne m'écoute guère... Récemment, il est revenu avec la figure en sang, et il n'a jamais voulu dire ce qui lui était arrivé, mais j'ai appris que cette nuit-là, il y avait eu des bagarres en centre ville entre des membres d'un groupe anarchiste et des policiers...

Jenny, elle a aussi son caractère, mais elle est encore docile. Je n'en dirai rien, elle sait très bien parler d'elle-même! Notre soleil, comme dit sa grand-mère, c'est David. Ce gamin, nous ne l'avons pas désiré, quand il est né, on trouvait qu'on était déjà suffisamment nombreux. Mais il a un don pour illuminer la vie, toujours gai, prêt à rendre service, vif, actif. En plus, il travaille très bien à l'école où il vient d'entrer cette année; et pourtant, je sais que sa mère lui manque, elle ne vient pas assez souvent, mais il ne se plaint jamais. Parfois, j'ai l'impression qu'il comprend des choses au-dessus de son âge, un jour il a dit : " Grand-père a raison, mais Frank aussi : on a besoin des riches, mais ils ont encore plus besoin de nous..."

À la maison, en semaine, on se débrouille entre hommes, depuis que ma petite Jenny est partie, chacun met la main à la pâte, mais j'avoue que ce n'est pas aussi propre qu'avant! On n'a pas trop le temps de briquer : on est vissé douze à quatorze heures par jour à notre établi, alors, le ménage! On fait la cuisine et on se couche!

C'est quand nous dînons, en général, que nous échangeons nos idées. Frank parle des moyens de trouver davantage d'argent, ça va de monter notre propre fabrique (!), à un départ vers l'Océan du Ponant, de l'autre côté du pays... Mon père lui démontre l'impossibilité matérielle de réaliser ses idées, mais j'ai peur qu'un jour pas si lointain, il nous quitte pour tenter de réaliser ses rêves...

Heureusement, j'ai la chance de m'entendre toujours aussi bien qu'au début de notre mariage avec Renée, et qu'elle soit libre au moins un dimanche sur deux. J'avoue que la famille ne nous voit pas beaucoup ce jour-là... Hum, hum! On est encore jeunes, hein? Il faut profiter des petits bonheurs de la vie, vous ne croyez pas? Ils ne sont pas si nombreux!...

Mais la personne qui m'inquiète le plus, c'est Sarah. On l'oublie tout le temps, elle est tellement effacée... Il y a quatre ans, elle était presque fiancée avec un garçon du quartier, et puis il s'est bagarré avec le contremaître, il a perdu son emploi et n'a pas réussi à en retrouver un autre; alors, il est parti du jour au lendemain, et on ne l'a jamais revu. Depuis, Sarah ne semble plus vraiment vivre, elle a toujours l'air rêveuse, loin de nous. Je crois qu'à son travail, ce n'est pas folichon non plus, mais elle n'en parle jamais. il n'y a guère que David qui la fasse encore sourire...