Chapitre 3. Ernestine
Je me présente à mon tour : Ernestine Puyréal, née Seamus, j'ai vingt-cinq ans, je suis l'épouse de Charles Puyréal, de la banque Puyréal, mon époux a trente-cinq ans, on dit qu'il est beau, c'est vrai, mais ça ne me rend pas particulièrement heureuse avec lui. Nous n'avons aucun goût commun, il ne pense qu'argent et finances, moi j'aime la poésie et la musique. Quand je me suis mariée, j'étais une jeune fille ignorante de tout ce qui concernait la réalité des rapports conjugaux. Ma nuit de noces fut, pour moi, une horreur pendant laquelle un homme que j'idéalisais et que j'admirais s'est transformé en une sorte d'être bestial et brutal.
Neuf mois plus tard, et après douze heures d'un travail auquel j'ai bien cru que je ne survivrai pas, j'ai eu mon seul véritable bonheur : Juliette, ma petite fille. Un amour, jolie, douce, intelligente, attachante... Son père, qui espérait un fils a été très déçu et me l'a fait savoir, comme si c'était de ma faute! Mais depuis cette naissance, ma santé est restée fragile, et mon médecin a expliqué à Charles qu'il serait inopportun que j'ai un autre enfant rapidement. Ca m'arrange plutôt, si vous comprenez ce que je veux dire...
Aujourd'hui, elle a six ans. Je m'occupe d'elle moi-même, je lui apprend à lire, écrire, compter. Elle est sage, docile, attentive, je crois qu'elle aimera la lecture autant que moi. En attendant, c'est un vrai bonheur de la voir s'appliquer!
Je lui fais aussi donner des leçons de piano, elle a un professeur qui vient à la maison une fois par semaine et je la fais travailler tous les jours, quand son père est au bureau, car il prétend qu'elle lui casse les oreilles avec ses gammes. La petite était toute émue de l'entendre lui dire ça, et je préfère éviter les frictions : il ne s'occupe jamais d'elle, c'est tout juste s'il lui adresse la parole, et jamais pour des félicitations! Pour lui, j'ai bien compris qu'une fille, c'est un boulet inutile...
Charles n'est pas tolérant, je sais qu'il n'est pas bon de mêler les classes sociales, mais je refuse que ma petite Juliette pâtisse des réactions de son père. Ainsi, il y a quelques jours, étant un peu souffrante, j'avais demandé à Sarah, notre domestique, d'emmener Juliette au parc, après sa leçon. Il se trouve que le jeune neveu de Sarah, David, qui rentrait de l'école en traversant le parc, a vu sa tante et est venu la saluer. Juliette s'est intéressée au petit garçon, et Sarah les a laissé jouer ensemble. Bon, il est sûr que je ne les y aurais pas autorisé si j'avais été présente.
Mais le hasard a voulu que Charles rentre du bureau plus tôt, en traversant le parc, et le spectacle de sa fille s'excitant (ce sont ses termes...) avec un gamin des rues, sous l'oeil bienveillant de la bonne l'a révulsé (c'est toujours lui qui parle). Il a chassé le gamin, fait une scène à Sarah en la menaçant de la renvoyer! Juliette, qui a bon coeur, a éclaté en sanglots, et malgré sa timidité, a osé braver son père en lui disant que c'était sa faute à elle, qu'il ne fallait pas punir Sarah! J'ai eu beaucoup de mal à calmer ma fille ce soir-là, et elle a fait des cauchemards pendant plusieurs nuits, elle est encore plus sensible que moi, cette petite!
Charles m'a fait une scène terrible, en tête-à-tête, il m'a dit que si je ne savais pas choisir mon personnel, je ferais bien de ne pas, au moins, leur confier la garde de ma fille! J'ai réussi à obtenir de conserver Sarah, qui est une brave fille et dont je connais bien la famille, puisque sa belle-soeur est cuisinière chez mon père, mais je n'ai pu éviter d'accorder à mon époux une certaine compensation dont je me serai bien passée... Je crois que je ne m'habituerai jamais à ces... moments intimes, comment certaines femmes peuvent-elles trouver cela plaisant? Car il y en a qui aime ça, paraît-il!
Quelques semaines plus tard...
Oh, non! Pas ça!... Je ne pourrai jamais recommencer! J'ai trop souffert à la naissance de Juliette, on dit qu'on oublie, mais ce n'est pas vrai, je me souviens très bien de ces instants où j'ai cru que je mourrai et que je perdrai mon bébé...