Chapitre 1. Jenny

Je m'appelle Jenny. Jenny Freeman. Je viens d'avoir treize ans. Maman a dit alors qu'il était temps pour moi de travailler sérieusement... Sérieusement?! Alors, la cuisine, le ménage, le lavage, la couture, et j'en passe! Ce n'était rien?... Pour grand-mère non plus, ça ne compte pas : travailler, c'est travailler pour les autres... Car c'est comme ça pour tout le monde, à la maison : grand-père, papa, Frank sont à l'atelier; grand-mère, maman, tante Sarah, elles, elles sont "placées" chez des gens. Elles font aussi le ménage, la cuisine, le lavage... mais pour d'autres. Et ça va être mon tour. J'ai bien essayé de résister : qui va s'occuper des hommes et de mon petit frère David? Maman a dit qu'on reviendrait le dimanche et qu'on ferait tout ce jour-là, pour la cuisine, ils se débrouilleront!

Parce que vous savez, il est rare que nous nous retrouvions tous ensemble, comme aujourd'hui. Grand-mère est femme de chambre chez les Santoro, le plus gros industriel du pays, c'est aussi sa fabrique qui fournit le travail des hommes de chez nous. Tante Sarah est domestique chez les Puyréal, la famille du banquier. Maman est cuisinière chez les Seamus, oui, le Ministre, et c'est là que je vais aller, moi aussi, comme aide ... Alors, vous comprenez, elles sont logées sur place, pour ne pas perdre de temps en allers et venues, et n'ont que le dimanche après-midi de congé - et encore pas toutes les semaines -, aujourd'hui, elles sont toutes les trois à la maison!

Demain, on verra bien... Aujourd'hui, je peux encore rêver. J'imagine qu'un jour, moi aussi je serai riche. Oh, pas comme les grandes familles qui nous emploient! Mais assez pour pouvoir acheter de jolies robes, une maison plus grande, et des livres... Je sais lire, écrire, compter, moi!... Grâce à grand-père, lui il sait seulement signer son nom, mais il dit que l'instruction c'est important, et il a voulu que mes deux frères et moi on aille à l'école. Grand-mère et maman ne savent pas leurs lettres, tante Sarah non plus, et papa arrive à peine à déchiffrer le journal, souvent, c'est Frank ou moi qui le lisons pour tout le monde.

Frank, c'est mon frère aîné, il a presque quinze ans, et on ne s'entend pas trop bien. Hier encore, on s'est disputé : Frank :   " Tu as de la chance tu sais! Tu vas habiter dans une chouette demeure, et tu auras de belles choses sous les yeux toute la journée, c'est pas comme moi à l'atelier!
- Jenny : De la chance?! De nettoyer la crasse des autres, d'astiquer leurs meubles, et de devoir marcher sur la pointe des pieds chez des gens qui ne savent que tu existes que quand ils ont besoin de toi?
- F : Oh, allez! C'est pas si terrible! Laver ici ou là-bas, quelle différence? Et puis tu vas enfin rapporter des sous, on n'en a pas tant que ça!
- J : Dis tout de suite que j'étais inutile jusqu'ici!"
Bon, vous voyez le tableau... C'est le seul que je ne regretterai pas!

C'est vrai aussi, que ce que je ne regretterai pas non plus, c'est la maison. Quand on est là tous les huit, on est plutôt serré, et pour dormir, il n'y a que deux pièces : une chambrette pour mes parents et mon petit frère David, et une grande où on s'entasse, mes grand-parents, mon frère aîné Frank, ma tante Sarah et moi. J'aime beaucoup mon grand-père, mais la nuit, il ronfle! Et ça arrive aussi à grand-mère, et même à Frank!... Et puis il paraît, qu'en plus du salaire, des fois, les patrons nous donnent une petite pièce, quand ils sont particulièrement content de notre travail... Le salaire, je sais que je n'en verrai pas la couleur, mais les pourboires? Qui le saura? Je pourrai peut-être commencer une cagnotte! Il faut toujours regarder le bon côté des choses!

Allez, on profite de ce qu'on est tous là pour vous faire une pose familiale! C'est vrai qu'on n'est pas les plus malheureux : on a un toit, de quoi manger, se vêtir, on se serre les coudes et on s'aide, même s'il y a des frictions et des disputes, de temps en temps!
Je vous fais les présentations : en haut, à gauche, grand-père, devant, tante Sarah et moi-même, au milieu, enlacés, papa et maman avec David qui fait le pitre, puis grand-mère à l'extrême droite, et enfin, agenouillé, Frank. On n'est pas beaux, dites?

Quelques semaines plus tard...

Astiquez!... Ah, s'il y a un mot que je commence à ne plus supporter, c'est bien celui-là! Mais c'est propre! Qu'est-ce qu'il veulent de plus? Eh bien ils veulent que ça brille! Que ça reluise! Que ça clinque! Comme eux, tiens!... Bon, je ne dis rien, hein? Ca fait maintenant un mois que je travaille sept jours sur sept à Seamus Hall, et je n'ai pas eu droit à un seul jour de congé, juste quelques heures ici ou là... Maman me dit d'être raisonnable, ça ne va pas me tuer de travailler quatorze heures d'affilée sans me reposer entre deux tâches!

Mon employeur, monsieur James-Henry Seamus, je l'ai aperçu dans le salon, il a pas l'air rigolo, une vraie tête de Ministre, quoi! Je lui trouve même l'air méchant. Maman dit qu'il ne faut pas se fier aux apparences, il a perdu sa femme depuis à peine deux ans, et il est sûrement encore triste... Moi, je veux bien... Nous, les domestiques, il ne nous regarde même pas, surtout ceux qui, comme moi, ne quittent guère la cuisine, et ne vont dans les autres pièces que quand il n'y est pas, pour - vous savez quoi?... - Astiquer!... Si, si!...

Bon, évidemment, il y a des avantages à travailler, c'est vrai que ça me fait plaisir quand maman reçoit mon salaire, qu'elle me sourit et qu'elle me dit que ça va permettre, par exemple, de racheter des pantalons à David, qui, à six ans, n'arrête pas de grandir et qui use déjà les vieux vêtements de Frank. Et puis, on a la chance de manger correctement, souvent, on finit les restes de monsieur le Ministre, mais, quels restes! Je n'avais jamais mangé des plats comme ça, bien sûr...

Et puis, hier, j'ai eu le choc de ma vie, et il faut que je vous le dise... Le fils du Ministre est arrivé de l'Académie Militaire ( je ne savais pas qu'il avait un fils, remarquez, c'est normal qu'il ait eu des enfants...)... Il vient passer quelques jours pendant ses vacances. Il s'appelle Paul, et il est beauuuuu!... J'ai cru que j'allais m'évanouir quand je l'ai vu! Et il m'a regardé quand je l'ai croisé dans l'entrée, et il m'a souri!... Oh, à peine, et il ne s'est pas arrêté, mais, lui, il m'a vu!